Sa passagère laissa errer son regard sur les rides glissantes qui naîssaient de la pointe de l'embarcation. L'onde brouillée ne permettait pas de distinguer quoi que ce soit sous la surface, mais c'était toujours mieux que rien pour patienter. A l'arrière, le vieux Dunmer tenant la barre avait rabattu sur sa tête un vaste chapeau de paille tressée et fredonnait quelque chanson inintelligible. Les deux autres passagers avaient choisis de rester sous l'abri rudimentaire qui occupait le milieu du bateau, non loin de la haute voile bleue et beige qui commençait à s'effilocher par endroits. Le prix plus que raisonnable du trajet excluait tout luxe inutile.
Nibani croisa un instant le regard de l'homme assis mais celui-ci tourna la tête afin de s'adresser à sa compagne qui fouillait dans leurs bagages. Le couple avait l'air de voyageurs banals, vraisemblablement en route pour quelques retrouvailles familiales, comme l'avaient laissé supposer leurs remarques à l'instant de monter à bord. Pour la jeune femme à la proue en revanche, il s'agissait du premier réel départ de Vvardenfell. Oh, elle avait bien exploré plusieurs des minuscules îlots qui pullulaient le long des côtes, mais rien de réellement audacieux. Ici commençait l'Ailleurs.
Elle renifla en écartant une mèche humide de son visage, sans prêter plus attention au tissu épais de sa capuche qui commençait doucement à s'imbiber d'eau. Pour autant que l'on puisse en juger sur son apparence plutôt discrète, seul un examen plus attentif de ses vêtements du dessous apparaissant par instants lorsque le sombre manteau de voyage s'écartait, aurait révélé des indices quand à l'identité de sa propriétaire. Une broderie de perles multicolores par-ci. Un motif abstrait par là, et le laçage de ses bottes de cuir, qui rappelait curieusement ceux qu'affectionnaient certains Cendrais. La large sacoche qui pendait en travers de son torse avait connu de meilleurs jours et la toile qui la composait était parsemée de taches de plusieurs nuances verdâtres. Se rattrapant d'une main plus ferme à la rambarde alors que l'esquif rencontrait des remous inattendus, Nibani réussi bravement à ne pas tanguer d'avant en arrière. Derrière elle, l'épouse potelée poussa quelques petites exclamations apeurées alors que son compagnon s'empressait de la rassurer. Intérieurement, Nibani retint un commentaire dédaigneux sur les citadins trop choyés et froussards. Elle-même aurait préféré être emportée par une tempête plutôt que de se ridiculiser ainsi. Se mordillant la lèvre inférieure, elle redressa la tête vers les cieux peu cléments, goûtant la fraîcheur des gouttes sur son visage. Là encore, nul signe distinctif. Teint cendreux, yeux rubis, une longue chevelure noire perdue derrière sa nuque d'où émergeaient quelques fines tresses. L'unique signe de fortune apparût également en la présence d'un fin diadème d'or blanc avec en son centre un scarabée de turquoise surmonté d'un minuscule rubis. Un bijou moins commun que l'apparence de sa maîtresse ne le suggérait.
Au loin, la côte de Morrowind paraissait s'assombrir et se préciser petit à petit. Le batelier s'animant à nouveau, il leur expliqua qu'en cas de problème, d'autres bateaux faisaient la navette, partant d'un des deux hameaux de pêcheurs voisins.
Une demi-heure plus tard, l'embarcation avait atteint son but et les trois Dunmers en descendirent. Les gratifiant d'une bénédiction d'ALMSIVI, le vieil homme cala son bateau contre la berge, et commença à déballer son repas enveloppé dans des feuilles de plume-lo brunies. Nibani Ashar-Dan quitta les autres voyageurs et se mit à suivre un sentier allant vers le sud. Comme l'heure avançait, elle aussi finit par s'arrêter et alluma un petit feu de camp en déposant le reste de ses affaires contre une grosse pierre. Elle détacha le bâton fixé dans son dos grâce à un système de lianes épaisses entremêlées, deux autres sacs ainsi qu'une étoffe enroulé autour d'une épée dont seule dépassait la poignée en chitine. Comme tout nomade en expédition lointaine, elle veillait à avoir tout le nécessaire sur elle, tant que ses mouvements n'en étaient pas entravés. La jeune femme examina les environs. Pour s'être renseignée à l'avance, elle savait que l'une des localités du secteur était Tel Uvaris, le lieu idéal pour essayer de vendre quelques produits aux apothicaires. Sa sacoche fatiguée contenant ses dernières récoltes en matières de plantes, elle pouvait ainsi se fournir un petit pécule non négligeable pour la suite de son voyage.
***
Lorsqu'elle reprit la route, Nibani s'enfonça plus profondemment à l'intérieur des terres. L'après-midi défilait sans que rien ne vienne troubler sa marche, mis à part un ou deux prédateurs qu'elle évita soigneusement, n'ayant nulle envie d'en dépecer le cuir. Une ruine dont l'état semblait particulièrement dégradé apparût peu à peu derrière les arbres. Un concert de grognements s'éleva, suivi d'une certaine agitation derrière les hautes herbes. La voyageuse stoppa aussitôt et se courbant, elle se rapprocha de la source du bruit en prenant bien soin de contourner les fourrés. Une fois arrivée à un poste d'observation plus prudent que celui qu'elle occupait quelques instants plus tôt, elle repéra un énorme alit qui après avoir chassé l'un de ses congénères, repartit d'un trait dans la végétation, ne laissant plus derrière lui que quelques charognards et deux alits plus petits, légèrement blessés. La bagarre reprit entre les prédateurs restants jusqu'au moment où, visiblement lassés, ils quittèrent le terrain sur d'ultimes grondements. Au sol, quelque chose d'indisctinct et de brunâtre reposait. Assurée qu'elle ne risquait rien d'autre pour le moment, Nibani quitta sa cachette pour aller examiner le terrain. Alors qu'elle s'accroupissait, elle remarqua la botte isolée qui gisait quelques mètres plus loin. Botte qui contenait encore un morceau de son propriétaire. L'armure d'ossement n'avait visiblement pas été d'une grande utilité pour son défunt maître, dont les restes traînaient devant Nibani, encore recouverts de lambeaux de vêtements aux broderies dorées. La tête et une partie de l'épaule droite manquaient au puzzle, mais les fragments éparpillés prouvaient que la mort n'était pas récente. L'odeur tenance du marais ainsi que plusieurs déjections de prédateurs avaient masqués les effluves nauséabondes qui flottaient encore. Pauvre hère. S'apprêtant à reprendre la route, Nibani se figea en entendant un feulement qui fit courir un frisson désagréable le long de son dos. A plusieurs mètres d'elle, derrière un pan de mur à demi-effondré auquel elle n'avait pas spécialement fait attention, un membre blanchâtre et nu, terminé par trois longs doigts aux griffes démesurées, s'élevait en agrippant la pierre. Un souvenir remonta dans son esprit, tiré des récits des guerriers du clan. Un dévoreur.
Préférant ne pas connaître le même destin que la précédente victime en charpie à ses pieds, la jeune femme se releva d'un bond et courut dans la direction opposée au monstre. Se faisant, elle butta dans l'une des racines noueuses au sol, ce qui fit voler une motte boueuse devant elle. Une sorte de baguette terne et métallique s'en détacha et rebondit contre un tronc avec un tintement métallique. Sans réfléchir, Nibani tendit les mains vers l'objet, le ramassa et reprit sa fuite de plus belle.
***
Grattant la terre restante pour la faire tomber, la Dunmer tourna et retourna la baguette entre ses mains. Des bandelettes l'avaient recouverte, bien que seuls de petits lambeaux subsistent. Deux gemmes étaient incrustées dans le métal, encore belles bien que légèrement fêlées. Une inscription courait le long de sa partie inférieure, mais sans qu'elle puisse la déchiffrer. Sans être une spécialiste, cela semblait être un artefact ou une relique ancienne. Le genre de babiole que convoitaient et recherchaient les érudits et les mages. Pensive, Nibani rangea la baguette auprès de la flûte que contenait le plus petit de ses sacs. Elle caressa d'un doigt le motif des gravures stylisées, arabesques gracieuses pouvant représenter le vol de netchs dans une forêt de champignons, ainsi qu'un symbole Telvanni marqué d'une encre sombre. Puis referma le sac. Malgré son état, les preuves avaient montrées que le mort était un natif, et non un étranger d'une autre race. Soit un aventurier malchanceux, soit quelqu'un envoyé ici justement pour fouiller les ruines. A l'équipement de qualité. Même si elle ne connaissait pas son identité, autant essayer de rapporter l'incident. Peut-être pourrait-elle également faire un heureux en ramenant la baguette ancienne.
***
Le village de Tel Uvaris se dressait devant elle. L'après-midi touchait à sa fin et plusieurs habitants étaient encore en activité à l'extérieur des maisons. Ayant repoussé sa capuche et épousseté tant bien que mal manteau et vêtements, Nibani avança d'un pas décidé vers les habitations. Tandis qu'elle se rapprochait, elle chercha du regard les bannières des commerçants locaux, en quête tout d'abord de marchands ou d'une auberge. Repérant un symbole proche dont l'importance attirait l'attention, elle dépassa le garde en armure qui patrouillait avec nonchalance. Il la gratifia d'un rapide coup d'oeil. Au moins n'avait-elle pas l'air d'être une source d'ennuis, se dit la jeune femme. Ni une miséreuse, ajouta-elle intérieurement avec un léger doute. Elle passa la porte de l'auberge. A l'intérieur, l'atmosphère était indéniablement plus chaude et réconfortante. Peu de clients aux tables, deux ou trois hommes en train de boire au bar, ainsi qu'une fillette en train de nettoyer un tabouret qu'un peu de sauce avait aspergé. Brefs regards de la part des uns des autres avant que les conversations ne reprennent. Se rapprochant du comptoir, Nibani salua l'aubergiste d'un rapide signe de tête et commanda une boisson chaude. A voix basse, elle lui parla de sa découverte dans la ruine des marais, à quelques kilomètres de là. L'homme se gratta l'oreille, puis lui conseilla d'en parler aux gardes de la tour. Finissant de boire, elle s'exécuta et remit le nez dehors. Après quelques minutes de marche dans les ruelles sinueuses, elle approcha avec réticence du pont menant à l'entrée principale, maudissant sa conscience qui aurait pu la laisser continuer bien tranquillement sa route sans mettre les pieds à nouveau dans une tour telvanni. L'un des gardes, le casque sous le bras, l'observa avec ennui.
- "Bonsoir. Pardonnez-moi de vous déranger, mais j'aurais besoin de signaler un d..."
- "Tel Uvaris n'accueille pas les vagabonds". Répondit-il en reniflant.
Rougissant de colère, Nibani se dandina d'un pied sur l'autre
- "Je ne viens pas pour demander la charité ou un toit je..."
-" Pas de colporteur."
- "Est-ce que j'ai l'air de porter un guar avec des paniers sur le dos...?"
Secouant la tête en signe de dénégation, le garde reprit.
- "Ecoutez, ce n'est pas contre vous, mais le soir tombe et la tour est fermée à tout étranger ou visiteur non-annoncé. Et sans une bonne raison, on ne rentre pas."
Prenant sur elle, Nibani prit une grande inspiration et tenta un sourire jovial quoiqu'un peu crispé.
- "Allons allons, je ne souhaite pas troubler vos maîtres, ni vos serviteurs ni...quiconque ici. Seulement un de vos citoyens est peut-être manquant et j'ai découvert quelque chose qui lui appartenait."
Le garde garda le silence, pesant peut-être le pour et le contre de la demande.
- "Vous n'aurez presque pas de travail, juste à noter mon témoignage..."
- "Ecoutez ma jolie, revenez demain. Là, mon ami et moi sommes très occupés."
- "J'espère pour vous qu'aucun mage de cette tour n'attend l'artefact en question, sinon il risque d'attendre son colis longtemps par votre faute. Ou la famille du malheureux porteur de guetter son retour. Bonne soirée messieurs."
Tournant les talons, Nibani s'éloigna à grands pas furieux, son bâton oscillant dans le dos et toutes les sacoches se balançant au même rythme. Elle récupéra la baguette, la serrant entre ses doigts en la fixant, puis jura. Soudain, quelque chose grésilla sur le métal et la fit lâcher brusquement l'objet qui rebondit sur les dalles rondes tout en envoyant une décharge de magie en direction du deuxième garde silencieux. Les larmes aux yeux après l'impulsion électrique, Nibani retint sa main blessée contre elle avant de remarquer le chaos qui venait de se déclencher sous ses yeux: le garde touché, devenu comme fou, avait récupéré sa lance et attaquait férocement son collègue lequel paraît ses attaques l'air hébété. Tandis qu'elle regardait, deux autres gardes se précipitèrent vers les duellistes. Un autre éclair jaillit et heurta l'un des arrivants, qui sous l'effet de surprise, dévia de sa route et tomba du pont. Nibani recula et l'aperçu, embourbé en contrebas.
La situation se présentait plutôt mal, même si la baguette gisait à présent sur le sol, comme oubliée.