« Toute destinée, si longue et si compliquée soit-elle, compte en réalité un seul moment : celui où l'homme sait une fois pour toutes qui il est. »
Jorge Luis Borges
Jorge Luis Borges
Il avait fière allure, le Séraphin ! De l'eau dégoulinait de son armure de cuir, lacérée en plusieurs points. Sa longue cape évoquait à s'y méprendre une serpillère détrempée. Le sol de pierre grise n'en souffrait nullement, déjà fort souillé qu'il était par la boue laissée par les bottes de l'éclaireur. Le jeune homme tira un étui à parchemins de sous son plastron. Impassible, il le tendit à son interlocuteur.
Mépris. Voilà tout ce qu'exprimaient les yeux de l'officier tandis qu'il s'emparait du rouleau de cuir brun. Il l'ouvrit d'un geste sec pour s'emparer du parchemin contenu à l'intérieur. Son regard dédaigneux se porta alors sur les lignes qui se révélaient à mesure qu'il déroulait celui-ci. Sa voix s'éleva dans le vaste bureau, aussi froide et acérée qu'une lame.
"Alors, soldat. Est-ce là une tenue pour se présenter devant un supérieur ?
- Toutes mes excuses, Messire Chevalier. Je devais remettre cette missive dans les plus brefs délais et j'ai donc supposé que me changer ferait perdre un temps des plus précieux.
- Qui vous a demandé de penser, soldat ? Les gens de votre condition sont tout juste bon à faire ce qui leur ai demandé.
- Mes...
- Silence ! Je sais très bien qui vous êtes. Croyez-vous que vous aurez un traitement de faveur parce que vous descendez d'une lignée ascalonienne prétendument noble ? Des lâches qui ont fui leur cité, et qui aujourd'hui se targuent d'une noblesse qu'ils ne méritent guère. A croire que..."
La porte se referma avec bruit, stoppant net les propos du Chevalier. Les deux Séraphins se mirent au garde à vous, faisant résonner dans la salle le claquement sec de leurs talons. Le nouvel arrivant portait une simple armure de cuir et une épée longue battait le long de son flanc. Il émanait de lui la confiance et la tranquillité des maîtres d'armes de renom. Des cheveux blancs taillés courts encadraient un visage aux traits durs. Son regard, d'un vert profond, passa rapidement d'un interlocuteur à l'autre.
Il tendit la main, et le Chevalier mit grand empressement à lui remettre le parchemin dont il avait à peine commencé la lecture. Le remerciant d'un simple hochement de tête, le vieux maître d'armes parcouru le document. Une minute s'écoula lentement. Le silence régnait désormais dans le bureau, à peine troublé par les gouttes d'eau qui continuaient de tomber aux pieds du jeune éclaireur. Levant enfin les yeux du parchemin, l'homme porta sur le Chevalier un regard dur.
"Prenez cinq hommes, et allez renforcer la garde de Shaemoor.
- Mais mon...
- Ce n'était pas une suggestion, Chevalier."
Le Chevalier déglutit avant de saluer et de se retirer prestement. Il ne cherchait même pas à dissimuler sa surprise. Ses traits affichaient d'ailleurs ses efforts de réflexion pour tenter de comprendre ce qu'il avait bien pu faire de mal. Le maître d'armes reporta son attention sur le jeune éclaireur, son regard émeraude se radoucissant quelque peu.
"Ravi de vous revoir, Raeniel. N'en veuillez pas trop à Sire Vralen. C'est un idiot souvent aussi borné qu'arrogant, mais il manie fort bien l'épée et son courage est un plaisir à voir.
- Ce n'est rien, Maître Drunen. J'ai... l'habitude. Et cela fait longtemps que je ne m'en formalise plus."
Le vieux maître d'armes poussa un soupir quelque peu résigné. Ce qui allait suivre n'en serait que plus pénible... Par les Dieux, qu'il se sentait las. Il contourna le large bureau de bois massif qui trônait au centre de la pièce pour s'asseoir dans un confortable fauteuil réhaussé de cuir.
"Quoi qu'il en soit, ces quelques mois à Shaemoor devraient lui apprendre l'humilité, et peut être alors pourrais-je en faire quelque chose. Mais je vous en prie, asseyez vous."
Le maître d'armes désigna un des deux fauteuils de bois qui se dressait face à lui. L'intéressé haussa légèrement un sourcil mais obtempéra presque aussitôt. Depuis trois années, c'était bien la première fois que le Maître Drunen le faisait asseoir dans son bureau. Un bureau que la plupart des recrues redoutait, tant les colères de celui qu'ils appelaient le Vieux Lion étaient célèbres dans l'Académie.
"J'ai à vous parler Raeniel. Depuis que vous êtes entré au sein de la Garde Séraphine, la plupart de vos instructeurs ne tarissent guère d'éloges à votre égard. Toutefois, il semble que vous peiniez toujours à vous intégrer parmi vos compagnons ?"
Le jeune homme acquiesça en silence, puis passa nerveusement une main dans les mèches de ses cheveux blonds vénitiens. Il sentait son ventre se nouer, craignant la tournure qu'allait sans nul doute prendre la suite de l'entretien.
"Nous en avons déjà discuté à maintes reprises, Raeniel. Je connais vos ambitions.
Mais sachez qu'un bon officier doit avoir confiance en ses hommes s'il veut pouvoir gagner la leur.
- M..."
Drunen leva une main autoritaire, qui coupa net l'élan de son interlocuteur.
"Je n'imagine que trop combien tout celà doit être difficile pour vous. Je sais combien mes compatriotes peuvent parfois se montrer durs avec ceux que nous avons accueilli parmi nous. Cela fait si longtemps déjà que l'on pourrait croire que nous ne formons plus qu'un seul peuple. Mais certains comportements sont sans doute trop bien ancrés dans nos moeurs... Sans doute l'ignorez vous, mais j'ai servi autrefois aux côtés de votre mère."
Raniel haussa de nouveau un sourcil. Jamais elle ne lui avait dit qu'elle connaissait le Vieux Lion.
"C'est un des meilleurs officiers que la Garde Séraphine ait compté dans ses rangs. Une femme d'une grande valeur, dont vous avez hérité de nombreuses qualités. Et je ne peux que déplorer qu'elle n'ait jamais pu progresser au-delà du grade de Lieutenant pour des raisons qui ne devraient pas avoir leur place dans notre corps."
Un maëlstrom d'émotions contradictoires envahit le regard mordoré du jeune éclaireur. La fierté que les paroles du maître d'armes faisait naître en lui n'avait d'égale que la peur de ce qui allait suivre.
"Lorsque vous avez déposé votre candidature pour l'Académie Royale, j'ai personnellement soutenu celle-ci. J'ai l'intime conviction que vous pourrez être un excellent officier Raeniel, surtout si vous acceptez un jour de faire confiance à vos compagnons...".
Le frèle espoir qui habitait le jeune éclaireur s'embrasa. Il aspirait à devenir officier au sein de la Garde Séraphine depuis son plus jeune âge. Servir la couronne avec honneur et loyauté, protéger le peuple et maintenir la justice. Pouvait il y avoir plus noble voie ? Son rêve était enfin sur le point de se réaliser, après tant d'années d'efforts.
"Vous n'êtes pas sans savoir que le nombre de places au sein de l'Académie Royale est des plus limitée, obligeant à ne retenir que les meilleurs. Ainsi formons nous les futurs officiers de demain. Je dois vous l'avouer, cela ne remplacera jamais à mes yeux l'expérience du terrain. Après tout, j'ai obtenu mes galons sur le champ de bataille. Je crains qu'une des places réservée à la Garde Séraphine ne nous ait été soufflée par la Garde du Ministère, et il a fallu faire un choix des plus difficiles pour savoir laquelle de nos recrues choisies pour l'Académie Royale devrait céder sa place... Mais rassurez-vous, Raeniel, avec vos capacités je sais que malgré cette déconvenue vous pourrez avoir une promotion d'ici quelques années à peine..."
Soufflé comme la fragile flamme d'une bougie, l'espoir qu'entretenait Raeniel venait de disparaître, emportant avec lui son rêve le plus cher. De longues minutes s'écoulèrent, tandis qu'il prenait toute la mesure des paroles tenues par le maître d'armes. La déception fit lentement place à une colère glaciale. Ses yeux, d'habitude si doux, évoquaient deux billes d'or en fusion.
"Avec tout le respect que je vous dois, Maître Drunen. J'imagine qu'une telle décision n'a rien à voir avec mes origines ?"
Décidément bien las, le Vieux Lion ferma les yeux tout en poussant un long soupir.
"Je vous remercie pour votre franchise, Maître."
Raeniel se leva et tira lentement son épée hors de son fourreau sous le regard navré du maître d'armes. C'était une belle lame, qui lui avait été remise à la fin de ses classes. Combien avait été sa joie lorsque Maître Drunen lui avait remise en personne. Et combien il avait été fier de l'arborer devant ses parents... Il la jeta sur le bureau, avant de dégrapher la broche aux armes des Séraphins qui ornait sa cape.
"Adieu, Maître Drunen. Ce fut un honneur de vous avoir comme professeur".
Sans un mot de plus, Raeniel se dirigea vers la porte et sortit du bureau. Signe dérisoire de rébellion, il ne put se retenir de claquer celle-ci, arrachant un maigre sourire au vieux maître d'armes.
"Adieu, Raeniel. Ce fut un honneur de vous avoir pour élève."
Mépris. Voilà tout ce qu'exprimaient les yeux de l'officier tandis qu'il s'emparait du rouleau de cuir brun. Il l'ouvrit d'un geste sec pour s'emparer du parchemin contenu à l'intérieur. Son regard dédaigneux se porta alors sur les lignes qui se révélaient à mesure qu'il déroulait celui-ci. Sa voix s'éleva dans le vaste bureau, aussi froide et acérée qu'une lame.
"Alors, soldat. Est-ce là une tenue pour se présenter devant un supérieur ?
- Toutes mes excuses, Messire Chevalier. Je devais remettre cette missive dans les plus brefs délais et j'ai donc supposé que me changer ferait perdre un temps des plus précieux.
- Qui vous a demandé de penser, soldat ? Les gens de votre condition sont tout juste bon à faire ce qui leur ai demandé.
- Mes...
- Silence ! Je sais très bien qui vous êtes. Croyez-vous que vous aurez un traitement de faveur parce que vous descendez d'une lignée ascalonienne prétendument noble ? Des lâches qui ont fui leur cité, et qui aujourd'hui se targuent d'une noblesse qu'ils ne méritent guère. A croire que..."
La porte se referma avec bruit, stoppant net les propos du Chevalier. Les deux Séraphins se mirent au garde à vous, faisant résonner dans la salle le claquement sec de leurs talons. Le nouvel arrivant portait une simple armure de cuir et une épée longue battait le long de son flanc. Il émanait de lui la confiance et la tranquillité des maîtres d'armes de renom. Des cheveux blancs taillés courts encadraient un visage aux traits durs. Son regard, d'un vert profond, passa rapidement d'un interlocuteur à l'autre.
Il tendit la main, et le Chevalier mit grand empressement à lui remettre le parchemin dont il avait à peine commencé la lecture. Le remerciant d'un simple hochement de tête, le vieux maître d'armes parcouru le document. Une minute s'écoula lentement. Le silence régnait désormais dans le bureau, à peine troublé par les gouttes d'eau qui continuaient de tomber aux pieds du jeune éclaireur. Levant enfin les yeux du parchemin, l'homme porta sur le Chevalier un regard dur.
"Prenez cinq hommes, et allez renforcer la garde de Shaemoor.
- Mais mon...
- Ce n'était pas une suggestion, Chevalier."
Le Chevalier déglutit avant de saluer et de se retirer prestement. Il ne cherchait même pas à dissimuler sa surprise. Ses traits affichaient d'ailleurs ses efforts de réflexion pour tenter de comprendre ce qu'il avait bien pu faire de mal. Le maître d'armes reporta son attention sur le jeune éclaireur, son regard émeraude se radoucissant quelque peu.
"Ravi de vous revoir, Raeniel. N'en veuillez pas trop à Sire Vralen. C'est un idiot souvent aussi borné qu'arrogant, mais il manie fort bien l'épée et son courage est un plaisir à voir.
- Ce n'est rien, Maître Drunen. J'ai... l'habitude. Et cela fait longtemps que je ne m'en formalise plus."
Le vieux maître d'armes poussa un soupir quelque peu résigné. Ce qui allait suivre n'en serait que plus pénible... Par les Dieux, qu'il se sentait las. Il contourna le large bureau de bois massif qui trônait au centre de la pièce pour s'asseoir dans un confortable fauteuil réhaussé de cuir.
"Quoi qu'il en soit, ces quelques mois à Shaemoor devraient lui apprendre l'humilité, et peut être alors pourrais-je en faire quelque chose. Mais je vous en prie, asseyez vous."
Le maître d'armes désigna un des deux fauteuils de bois qui se dressait face à lui. L'intéressé haussa légèrement un sourcil mais obtempéra presque aussitôt. Depuis trois années, c'était bien la première fois que le Maître Drunen le faisait asseoir dans son bureau. Un bureau que la plupart des recrues redoutait, tant les colères de celui qu'ils appelaient le Vieux Lion étaient célèbres dans l'Académie.
"J'ai à vous parler Raeniel. Depuis que vous êtes entré au sein de la Garde Séraphine, la plupart de vos instructeurs ne tarissent guère d'éloges à votre égard. Toutefois, il semble que vous peiniez toujours à vous intégrer parmi vos compagnons ?"
Le jeune homme acquiesça en silence, puis passa nerveusement une main dans les mèches de ses cheveux blonds vénitiens. Il sentait son ventre se nouer, craignant la tournure qu'allait sans nul doute prendre la suite de l'entretien.
"Nous en avons déjà discuté à maintes reprises, Raeniel. Je connais vos ambitions.
Mais sachez qu'un bon officier doit avoir confiance en ses hommes s'il veut pouvoir gagner la leur.
- M..."
Drunen leva une main autoritaire, qui coupa net l'élan de son interlocuteur.
"Je n'imagine que trop combien tout celà doit être difficile pour vous. Je sais combien mes compatriotes peuvent parfois se montrer durs avec ceux que nous avons accueilli parmi nous. Cela fait si longtemps déjà que l'on pourrait croire que nous ne formons plus qu'un seul peuple. Mais certains comportements sont sans doute trop bien ancrés dans nos moeurs... Sans doute l'ignorez vous, mais j'ai servi autrefois aux côtés de votre mère."
Raniel haussa de nouveau un sourcil. Jamais elle ne lui avait dit qu'elle connaissait le Vieux Lion.
"C'est un des meilleurs officiers que la Garde Séraphine ait compté dans ses rangs. Une femme d'une grande valeur, dont vous avez hérité de nombreuses qualités. Et je ne peux que déplorer qu'elle n'ait jamais pu progresser au-delà du grade de Lieutenant pour des raisons qui ne devraient pas avoir leur place dans notre corps."
Un maëlstrom d'émotions contradictoires envahit le regard mordoré du jeune éclaireur. La fierté que les paroles du maître d'armes faisait naître en lui n'avait d'égale que la peur de ce qui allait suivre.
"Lorsque vous avez déposé votre candidature pour l'Académie Royale, j'ai personnellement soutenu celle-ci. J'ai l'intime conviction que vous pourrez être un excellent officier Raeniel, surtout si vous acceptez un jour de faire confiance à vos compagnons...".
Le frèle espoir qui habitait le jeune éclaireur s'embrasa. Il aspirait à devenir officier au sein de la Garde Séraphine depuis son plus jeune âge. Servir la couronne avec honneur et loyauté, protéger le peuple et maintenir la justice. Pouvait il y avoir plus noble voie ? Son rêve était enfin sur le point de se réaliser, après tant d'années d'efforts.
"Vous n'êtes pas sans savoir que le nombre de places au sein de l'Académie Royale est des plus limitée, obligeant à ne retenir que les meilleurs. Ainsi formons nous les futurs officiers de demain. Je dois vous l'avouer, cela ne remplacera jamais à mes yeux l'expérience du terrain. Après tout, j'ai obtenu mes galons sur le champ de bataille. Je crains qu'une des places réservée à la Garde Séraphine ne nous ait été soufflée par la Garde du Ministère, et il a fallu faire un choix des plus difficiles pour savoir laquelle de nos recrues choisies pour l'Académie Royale devrait céder sa place... Mais rassurez-vous, Raeniel, avec vos capacités je sais que malgré cette déconvenue vous pourrez avoir une promotion d'ici quelques années à peine..."
Soufflé comme la fragile flamme d'une bougie, l'espoir qu'entretenait Raeniel venait de disparaître, emportant avec lui son rêve le plus cher. De longues minutes s'écoulèrent, tandis qu'il prenait toute la mesure des paroles tenues par le maître d'armes. La déception fit lentement place à une colère glaciale. Ses yeux, d'habitude si doux, évoquaient deux billes d'or en fusion.
"Avec tout le respect que je vous dois, Maître Drunen. J'imagine qu'une telle décision n'a rien à voir avec mes origines ?"
Décidément bien las, le Vieux Lion ferma les yeux tout en poussant un long soupir.
"Je vous remercie pour votre franchise, Maître."
Raeniel se leva et tira lentement son épée hors de son fourreau sous le regard navré du maître d'armes. C'était une belle lame, qui lui avait été remise à la fin de ses classes. Combien avait été sa joie lorsque Maître Drunen lui avait remise en personne. Et combien il avait été fier de l'arborer devant ses parents... Il la jeta sur le bureau, avant de dégrapher la broche aux armes des Séraphins qui ornait sa cape.
"Adieu, Maître Drunen. Ce fut un honneur de vous avoir comme professeur".
Sans un mot de plus, Raeniel se dirigea vers la porte et sortit du bureau. Signe dérisoire de rébellion, il ne put se retenir de claquer celle-ci, arrachant un maigre sourire au vieux maître d'armes.
"Adieu, Raeniel. Ce fut un honneur de vous avoir pour élève."
Dernière édition par Trystiel le Ven 28 Fév - 9:22, édité 1 fois